Faudrait-il faire une carte pour localiser Hélène Châtelain ?
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Partir loin pour se retrouver
Sortir, partir pour se retrouver
Partir à la campagne, seule
Partir en Russie
Et revenir et repartir
Peu à peu, cela est devenu
un mode d’exploration des confins
et de ce qu’il peut y avoir à voir
après la limite.
Il ne vous est probablement pas arrivé d’aller en milieu d’après midi au « 110 » (avenue du général Leclerc dans le 14e arrondissement) chez Hélène Châtelain, quand sa maman venue pour fêter le moment flamboyant de la Pâque orthodoxe peste, parce que rien ne va…
Il ne vous est probablement pas arrivé d’aller en milieu d’après midi au « 110 » (avenue du général Leclerc dans le 14e arrondissement) chez Hélène Châtelain, quand sa maman venue pour fêter le moment flamboyant de la Pâque orthodoxe peste, parce que rien ne va…
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Il ne vous est probablement pas arrivé d’aller en milieu d’après-midi au « 110 » (avenue du général Leclerc dans le 14e arrondissement) chez Hélène Châtelain, quand sa maman venue pour fêter le moment flamboyant de la Pâque orthodoxe peste, parce que rien ne va…
Il manquait les moules pour faire les gâteaux. Renseignement pris, ce moule avec une forme spéciale, pyramidale, pouvait être en bois, or il fut diligemment réalisé… Elle pestait contre ce gendre qui n’avait rien d’officiel, Armand Gatti. Elle avait eu deux filles. L’une était Nina, physicienne… et l’autre Hélène, littéraire — ce qui méritait aussi de pester. Le soir, nous allâmes à la messe orthodoxe de la rue Daru. Par miracle le pope qui officiait était un ami de Gatti. Nicola Obolinski, un Russe rescapé des camps allemands. Ils s’étaient rencontrés après-guerre à Paris. Un moment de réconciliation devenait possible. En rentrant au 110 le repas fut excellent.
Le moment de la mort est celui quand l’être vivant devient un syntagme où toutes les vies parallèles de l’individu se bousculent au portillon pour avoir droit au chapitre. Toutes les voix — souvent d’experts — ont bien sûr raison, mais il manque toujours quelque chose… Je ne sais comment nommer, chez Hélène, cette soif d’arpenter la vie à la manière d’un sourcier (cette personne qui détecte l’eau souterraine au moyen d’une baguette de coudrier ou d’un pendule). Suivre la quête paysagère d’une sourcière oblige à regarder la carte, à suivre les chronologies et à sortir du rapport policier qu’impriment les dates à un texte.
L’exil permanent
La révolution bolchevique avait fait fuir une partie de la population ; on la désigna sous le terme générique de « Russes blancs ». Les parents d’Hélène appartenaient à cette génération. Ils s’étaient rencontrés à Bruxelles. La paysanne ukrainienne et l’aristocrate. Quatre anecdotes familiales pourraient constituer un socle d’évocation pour Hélène. Le père, André, qui pratiquait neuf langues, forgea chez elle une conviction polyglotte. La mère avait commencé ses études pour devenir dentiste, et ne connaissant pas le français, elle notait ses cours en écriture phonétique. Pendant la guerre, les parents d’Hélène pour faire face aux imprévus alimentaires avaient acheté deux cochons, Srazu et Posle, qu’ils avaient installés dans la cour de leur maison. Ces animaux ne furent jamais transformés en saucisson à cause de la grande amitié que les deux sœurs avaient tissé avec eux. Chez les émigrés russes, il y avait une tradition : l’attente à la gare du midi à Bruxelles ; quand la famille apprenait qu’un proche ou un cousin avait réussi à prendre le large et devait arriver d’URSS, tous se rendaient à la gare pour commencer à attendre. Si la gare fermait, ils rentraient et revenaient le matin à l’ouverture. Cette attente, dit-on, ne dura jamais plus de quatre jours.
Exil en France
À la fin d’un premier cycle d’études, Hélène quitte Bruxelles pour continuer ses études à Paris. Elle y rencontre Yves Loyer, artiste peintre issu d’une grande école d’ingénieurs et de famille aisée [1]. Trotskyste. Il sera le père des enfants d’Hélène, Barbara et Christophe. Dans la famille d’Yves Loyer on aime l’océan Atlantique. Hélène y apprend à être marin, puis capitaine — c’est-à-dire capable de prendre seule un bateau pour partir solitaire en mer. Ouvrir en avançant une ligne d’horizon sans fin. Pouvoir calculer sa position par rapport aux étoiles. Cette autonomie acquise au gré du vent et des marées sera la principale appartenance politique d’Hélène durant toute sa vie.
Sortir de l’exil par les mots
Les mots, un continent fraternel. Elle entre au théâtre par les mots. Elle travaille avec Jean-Marie Serreau, le metteur en scène de Kateb Yacine et d’Aimé Césaire. Elle pratique le théâtre itinérant de village en village. Pour parer au grand vide qu’est la tournée d’un spectacle, elle traduit des pièces de théâtre russes dont Le génie des Forêts (1960) qui sera monté au théâtre de Lutèce par la Communauté théâtrale. Pendant deux ans, elle interprète Ionesco dans des mises en scène de Serreau.
C’est à ce moment qu’elle tourne La Jetée (1962) de Chris Marker. Ce film, témoin d’un moment amoureux, transition importante dans la vie d’Hélène illustrée par la beauté des photos de Marker, va lui construire une prison pérenne, comme s’il était impossible à une femme aimée ou admirée d’être autrement qu’une série d’images muettes.
A Toulouse, son visage est projeté sur le plateau des Chroniques d’une Planète provisoire (1963) d’Armand Gatti et un poème lui est dédié… Le canard qui volait contre le vent :
À l’automne va succéder l’hiver. Le canard qui vole contre le vent souffre (il lutte et il souffre).
Le canard qui vole dans le sens du vent est saisi par le froid et c’est la chute.
À l’hiver succède le printemps./
Le 110, pendant un demi-siècle
Quand Hélène et Yves Loyer se séparent, il a la délicate attention de lui laisser son atelier dans le 14e arrondissement de Paris, dont elle disposera jusqu’à sa perte d’autonomie.
Elle y
vit avec ses enfants, et des dynasties de chiens, Tonton, Miliza et Tao. Et
aussi avec Armand Gatti.
Elle y accueille sa mère en fin de vie.
Le 110 était un antre avec surtout une grande pièce aux murs de grande hauteur, une cuisine, et un piano pour le fils. S’y tinrent un nombre incalculable de réunions politiques et de travaux de théâtre. Réunions pour le centième anniversaire de la commune, pour la préparation du film sur l’Affiche rouge, pour le soutien aux espagnols, pour les préparations de projets. Accueil de réfugiés — certains repartant avec l’argenterie. Un pic avec les barricades en Mai. Et c’est ici, quelques années après, que Klaus Croissant, avocat de Andreas Baader et d’Ulrike Meinhof fut arrêté par deux cent policiers [2]. A cette occasion, le concierge rappela à la force publique que Lénine ne venait plus depuis longtemps dans cet atelier qui avait imprimé l’Iskra au début du siècle.
Sa fille Barbara transforma pendant de longues années l’antre en commune étudiante.
Décrire ce lieu avec minutie serait certainement faire le portrait le plus fidèle d’Hélène. Mais je me rends compte qu’il serait difficile d’approcher ce qu’Hélène installa pendant les 43 années suivantes sans mentionner Armand Gatti, ni se contenter de mentionner par-ci-par-là des objets qui croisèrent les chantiers qu’ils mirent en place.
Sur les
scènes de ce qui s’appelait alors la décentralisation, Hélène participa aux
trois dernières créations de Gatti dans le système, comme ils disaient.
À Paris aussi, elle joua dans Chant public devant deux chaises électriques
au TNP du Palais de Chaillot (1964). À Saint-Étienne, Hélène joua Yi Hua dans L’homme
seul (1966). J’ai assisté aux répétitions chez et avec Jean Dasté — je me
souviens particulièrement de la scène où Santini joue Li tche Liou ; il
est aux pieds d’Hélène qui interprète Yi Hua ; on entend le texte
suivant : « Les Sages distinguent au milieu du corps (de l’épouse
de Shiva), où semble pointer l’herbe sacrée de Kuça, la forme d’un sillon
creusé par l’eau de la douce rivière Kalindi. Les seins (élevés comme des
vases) en se heurtant l’un contre l’autre laissent entre eux un petit
intervalle par où le ciel entre (pour ainsi dire) dans la cavité de son
nombril. (Yi-Hua ?) Oh ! oh ! »
En pleine guerre du Vietnam, une coalition syndicale commanda une pièce à Gatti, V comme Vietnam (1967), qui tourna dans toute la France. La diffusion de ce spectacle était militante et Hélène assura non seulement le suivi technique mais encore les débats à un moment où le titre même faisait question (le V de victoire). C’est à cette occasion qu’elle rencontra Jean-Jacques Hocquard. Militant de l’UNEF, il en avait été le vice-président culturel. Il venait de réactiver la Fédération nationale du théâtre universitaire et de créer la revue Calliope. Il aida Hélène à monter ses projets d’un bout à l’autre de sa vie.
Les barricades
Je vais chez Hélène au 110. Gatti s’est fait matraquer pendant une manifestation, il a les deux mains cassées. Hélène écrit avec Gatti un texte sur la Commune de Paris qui prendra la forme d’un montage audiovisuel et sera présenté dans les rues et sur les places de la capitale. Le journal Le Monde relate ces projections — discussions en pleine grève générale qui se terminent rituellement par une descente de la police. Jean-Jacques Hocquard et le Comité d’action Maubert-Mutualité invitent Hélène à projeter dans une salle de la Mutualité le montage audiovisuel sur l’insurrection de Mai. La police qui cherche des photos sur les manifestants des barricades intervient dans la salle et saisit le matériel… Gatti écrit quatre pièces pour un Petit manuel de guérilla urbaine (théâtrale). Pièces conçues pour être montées de façon militante. Hélène choisit de jouer et de monter L’infirmière avec le scénographe Jean-Baptiste Mannessier. Elle tourne avec ce spectacle dans les hôpitaux.
Fin de l’euphorie des émeutes, le gouvernement du Général de Gaulle interdit la pièce de Gatti La Passion du général Franco donnée par le TNP au Palais de Chaillot. Armand Gatti et Hélène se trouvent en apesanteur. Lui choisit l’exil en Allemagne. Elle choisit l’exil sur place. Nombreux voyages Paris-Berlin.
Pour Hélène, commence une grande période de rupture avec son métier de comédienne. Jean-Jacques Hocquard entreprend avec Denis Joxe une grande exposition itinérante pour l’anniversaire de la fondation de EDF. Hélène en a écrit le scénario ainsi que le montage audiovisuel. Elle travaille avec le dessinateur Nikita Mandrika, l’inventeur du « concombre masqué ». Puis elle enchaîne la conception d’une exposition au Grand Palais sur le concours d’architecture pour la ville nouvelle d’Évry. Elle invente pour l’exposition une « carte du tendre » visible seulement en regardant depuis le promontoire du premier étage du Grand Palais. Puis Jean-Jacques Hocquard aide Hélène à mettre en place un camion cinéma. On peut y développer du 16 mm. Le but est d’aller sur le terrain des luttes, filmer, développer, monter et projeter le film sur place.
Puis Hélène réalise en 16 mm un film sur les prisons avec René Lefort. Ce documentaire Les Prisons aussi (1975), produit par le Groupe d’information sur les prisons, dont Michel Foucault est l’un des fondateurs, réunit des témoignages d’ouvriers et d’anciens détenus mettant au jour les contradictions d’un système fondé sur l’exploitation et la répression.
L’épicerie
Déjà la vidéo arrive. Dans la foulée, Hélène fréquente le groupe animé par Paul et Carole Roussopoulos. Ce dernier, ingénieur, est au cœur du développement grâce à ses compétences techniques de tout ce qui est vidéo à Paris. Hélène, Ned Burgess, Carole et d’autres vont se lancer dans l’aventure. À l’époque, les bancs de montage n’existent pas en vidéo légère. Paul mettra au point un système qui permettra à tous de commencer à monter des films. Paul et Carole Roussopoulos vont ouvrir un lieu « L’épicerie » et créer une association, Vidéo Out, où se croisent les premières tentatives du MLF de réaliser des vidéos, des entretiens avec Jean Genet, avec les Black Panthers à Alger, avec les familles basques de l’ETA garrotés par Franco, où Florence A. et Nadja R. montent un documentaire sur Ulrike Meinhof. C’est dans ce cadre que sont réalisés les montages du Lion, sa cage et ses ailes auxquels participe Hélène. Après le départ de Paul et de Carole Roussopoulos, Hélène reprend « L’Epicerie ». Elle en fait une librairie Le graphomane et un espace de lecture, consacré à la Russie. Le nom « Graphomane » est un salut à l’écrivain Michel Ossorguine, et à sa femme Tatiana Bakounina qui firent de la Bibliothèque Tourgueniev de Paris un des hauts lieux de la culture russe. Les buts de l’Association sont de nouer des liens culturels de longue durée avec la Russie (et plus particulièrement la Sibérie). Lecture à la bougie — on lit jusqu’à ce que la bougie s’éteigne. Immersion nocturne. Il ne reste plus aujourd’hui que cette information digne de Krzyzanowski : GRAPHOMANE, association déclarée a été en activité durant 5 ans. Installée à PARIS 14 (75014), elle était spécialisée dans le secteur d’activité des arts du spectacle vivant. L’entreprise GRAPHOMANE a été fermée le 31 décembre 2007.
Montbéliard est la ville qui côtoie les usines Peugeot. C’est dans cette cathédrale ouvrière que Jean Hurstel invite Gatti comme écrivain public. Il décide d’y aller accompagné de deux équipes vidéo. Hélène et Stéphane. Pendant un an, ils explorent ce que 4 ans de militantisme n’avaient pas révélé sur la classe ouvrière. Hélène réalisera les films yougoslaves et polonais du Lion, sa cage et ses ailes (1975). Dans le même temps, elle est très engagée dans le soutien aux dissidents russes. Sakharov publie Mon pays et le monde, qui est traduit à l’étranger. Il y dénonce la répression en URSS et une société qui « ignore la justice sociale ». Il prend la défense de Leonid Pliouchtch. Il décrit la « bureaucratie du Parti » comme une « couche sociale » disposant de nombreux privilèges ; à la suite de ses critiques contre les autorités de son pays, ses privilèges et ses fonctions sont retirés à ce physicien qui fut l’inventeur de la bombe atomique soviétique et devint prix Nobel de la Paix ; il est arrêté à Moscou en pleine rue et, sans procès, assigné à résidence dans la ville de Gorki où il est étroitement surveillé ; à Paris, les universitaires et intellectuels se mobilisent pour le défendre, de Roland Barthes à Michel Foucault. Hélène participe à l’organisation d’un grand meeting salle Récamier à Paris. Elle devient proche amie avec Leonid et Tania Pliouchtch finalement libérés. Leonid a été un des premiers dissidents internés en psychiatrie. Motifs de sa condamnation : menées antisoviétiques et diffusion de textes dactylographiés.
Dissidence : entre temps le canard de L’homme seul est devenu sauvage.
La place Maïakovski à Moscou est devenue le symbole des « je préférerais ne pas » [3] … On les appellera « dissidents ». Lecture de poèmes, fabrication tous azimuts de samizdats (textes recopiés à la main ou à la machine et diffusés de façon capillaire). La répression de ce mouvement prend la forme de l’internement psychiatrique. Jamais la psychiatrie n’a apparu aussi clairement comme un auxiliaire de police. Gatti décide que l’expérience de Saint Nazaire aura comme thème et objectif la libération de deux dissidents russes internés psychiatriques, Semion Glouzman, et Boukovski, avec lequel il a rédigé un Guide de psychiatrie pour les dissidents soviétiques.
Ce travail prendra comme titre « Le canard sauvage qui vole contre le vent ». A cette occasion Hélène accueille à Saint-Nazaire toute la communauté russe en exil. Au niveau international, Boukovski est libéré en échange de Luis Corvalan, communiste chilien prisonnier du dictateur Pinochet. Hélène se rend à Zurich pour accueillir Boukovski, faire un entretien et l’inviter. Il accepte. L’entretien se déroule dehors en plein hiver. Il y a 1m20 de neige. Boukovski viendra finalement aux rencontres dissidentes d’Hélène à Saint-Nazaire. Pour ceux qui sont restés à quai dans le port de Saint-Nazaire, elle écrit : « depuis que Boukovski est libre, le problème est encore peut-être plus urgent et plus angoissant qu’avant. Boukovski enfermé, cela permettait dans une certaine mesure de percer sans trop de peine une cible atteignable. La silhouette d’un homme, c’est simple à viser. Lui parmi nous, il ne s’agit plus d’une cible silhouette ; il s’agit de mener un débat. Et ce débat n’est pas celui d’une exotique « Russie » ; c’est le nôtre. Quand je me suis retrouvée à Zurich la deuxième fois et que j’ai pu bavarder avec Boukovski plus calmement, une question revenait : « à qui parler ? » c’est-à-dire, « qui peut entendre ? ». On pouvait toujours se dire pour se donner le moral qu’on était incompris. Là, la solitude est totalement habitée. Et on se retrouve sur le bateau, avec des têtes étranges avec lesquelles on n’a pas tellement envie de causer. »
Malgré tout, le bateau repart au Festival d’Avignon. Lecture de la pièce Le cheval qui se suicide par le feu (1977). Armand Gatti consacre un acte de sa pièce à l’internement psychiatrique de la dissidence en URSS. Hélène organise dans ce cadre des rencontres avec les dissidents, notamment le poète chanteur Alexandre Galitch qui prolonge d’une certaine manière le poème du Canard sauvage qui volait contre le vent par cette chanson : « Une balle s’est logée en plein cœur/mais il reste quatre canards/quatre qui continuent à voler. / Et si un seul d’entre eux /de son vol, atteignait le but/cela voudrait dire que ça valait la peine de voler/ qu’il fallait le faire-Malgré tout ». C’est à partir de là qu’Hélène hissera régulièrement la voile vers l’URSS. Le faire malgré tout.
Le poète résistant Pierre Emmanuel est nommé à la tête de l’INA. Il demande à Gatti de faire un film sur la Résistance. Ce sera La Première Lettre de Roger Rouxel et le groupe Manouchian. Gatti travaille avec trois réalisateurs ; Hélène, Claude Mouriéras et SG [4]. Hélène tourne avec une paluche, une caméra expérimentale inventée par Beauviala fondateur des caméras Aaton. On ne savait jamais si avec cette caméra on tenait une sonde ou un pommeau de douche. Mais en tous cas on arrivait à deviner ce qu’était le regard d’une mouche. Elle monte le film Les loulous et celui intitulé L’usine de la série La Première lettre (1978). En même temps elle traduit Quatre femmes terroristes contre le tsar de la révolutionnaire marxiste Vera Zassoulitch, publié chez Maspero.
« Le langage politique est mort » était la conclusion du travail de Saint-Nazaire. Une part de cette mort était largement le fruit des médias. Ce qui se passait aux États-Unis avec l’enlèvement de Patricia Hearst, fille du magnat de la Presse au même nom, et l’Armée Symbionèse de Libération (Symbionese Liberation Army — ALS), en était la caricature. L’assaut par la police des militants de l’ALS dans un immeuble du ghetto noir de Los Angeles devant la télévision américaine qui retransmettait en direct, et ce qui fut la plus longue fusillade de l’histoire des États-Unis firent de l’assassinat de six membres de l’ALS qui périrent carbonisés, un spectacle sans précédent.
Ce sera le sujet du Joint (1975) écrit par Gatti au collège professionnel de Ris-Orangis : interprété dans une cantine ; Hélène est là avec Areski, qu’elle a amené pour la création musicale. Cette immersion chez ces enfants en bleu de travail convainquit Paddy Doherty et Joseph Long d’inviter Gatti à faire un film chez les mêmes, mais dans un workshop à Derry, en Irlande, où étaient réunis des élèves catholiques et protestants. Hélène fera un documentaire Irlande, terre promise sur le tournage du film Nous étions tous des noms d’arbres (1981).
Nestor Makhno/ Velimir Klebhnikov
La gauche arrive au pouvoir, Gatti invente un lieu à Toulouse qu’il nomme « Archéoptéryx ». Il propose à Hélène un chantier d’une année qui débouchera sur le « Mois Russe ». Pliouchtch est invité à commenter les films du début du siècle du catalogue de la cinémathèque de Toulouse. Gatti écrit sa première pièce avec des loulous sur le thème « Nestor Makhno ». Hélène en fera un documentaire : Nous ne sommes pas des personnages historiques. Elle met en scène Zanguezi, un poème de Velimir Khlebnikov, avec des musiciens. Une pièce presque entièrement écrite avec des cris d’oiseaux et les réponses, à ces cris, de l’univers. Au-delà du poète, c’est un continent qu’Hélène aborde. Tout à la fois rejet du conformisme occidental, retour aux cultures primitives. Dans « la déclaration du mot comme tel » signé entre autre par Khlebnikov, on lit : « la pensée et le langage n’arrivent pas à suivre la vie intérieure ». C’est pourquoi l’artiste est libre de s’exprimer non seulement dans la langue commune mais aussi dans la langue personnelle (le créateur est individuel) et dans la langue qui n’a aucune signification définie (qui n’est pas figée), le « zaoum ». Dans Zanguezi, Hélène est confrontée à une nouvelle architecture du mot. Pour Khlebnikov, ce poème compte « sept plans de mot ». « Un, enregistrement du son-langue des oiseaux. Deux, langue des dieux. Trois, langue stellaire. Quatre, langue zaoum-plan de la pensée. Cinq, décomposition du mot. Six, Enregistrement phonétique. Sept, langue folle. »
Velimir Khlebnikov rentre dans la mythologie gattienne notamment dans l’ouvrage La Parole errante : « dans les battements d’ailes de la parole, tous les oiseaux de ces cris, comme autant de points uniques de la densité infinie, se retrouvent dans les voyages de La parole errante ; le plus souvent comme une révolution qu’il reste toujours à faire ». Khlebnikov, « chef d’orchestre de l’immensité qui s’étend par-delà le jeu des méridiens et des parallèles ».
Gatti contraint au repos par un infarctus, Hélène prend le relais et monte avec les loulous de Toulouse la pièce de Gatti inspirée par un autre italo-piémontais, Primo Lévi, Le Train 713. Hélène et Jean-Jacques Hocquard partent à Moscou. Elle est accueillie avec toute l’attention due à son statut de petite nièce d’Alexandre Nikolaïevitch Ostrovski. Elle croise le réalisateur Iossif Pasternak dans une exposition.
Toute voile dehors : SLOVO, le mot
Après Toulouse, Montreuil : grande exposition « Le théâtre vu par les trois chats » d’Armand Gatti par Michel Séonnet et SG à Montreuil. Les éditions Verdier décident de publier les œuvres complètes de Gatti. A cette occasion, Gérard Bobillier rencontre Hélène et lui propose de se lancer dans une collection russe qu’elle nommera « Slovo ».
« Slovo : « mot », « parole » ; et avec une allitération, racine du mot « slave ». Ainsi ceux qui parlent, écrivent, rêvent cette langue en seraient-ils étymologiquement, à une allitération près, les mots. Et les mots y seraient donc pensant et agissant, au même titre que ceux qui les prononcent. L’un ne serait pas le parler de l’autre, mais tous deux seraient à part entière, parlé et parlant en même temps. Certains peuples, à leur origine, pour se désigner et naître à eux-mêmes, se sont nommés « hommes ». Le slave lui, se nomma « mot ». » [5]
Vassili Golovanov, Sigismund Krzyzanowski, Velimir Khlebnikov, Daniil Harms, Varlam Chalamov sont les marins de cet étrange voyage où les mots sont à la fois la mer, le navire, le bateau et parfois même le port. Les titres de leurs ouvrages rassemblés sont comme un poème lettriste continental : Éloge des voyages insensés, L’Île, Espace et labyrinthes/VG/, Le Thème étranger, Rue Involontaire, Estampillé Moscou, Fantôme, Le Marque-Page, Souvenirs du futur, Le Retour de Münchhausen/SK/, Récits de la Kolyma, Vichéra, Antiroman, Tout ou rien, La Quatrième Vologda/VC/, Le Prolongement du point/B.
Anniversaire de la révolution française, elle tourne les Qui suis-je des détenus qui travaillent avec Gatti sur Les combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury Merogis (1989).
Hélène réalise deux films sur l’accueil des femmes en difficulté, victimes de violences conjugales et sans ressources, ainsi que leur insertion sociale et professionnelle, Maintenant, ça va et Pourquoi les oiseaux chantent, et publie chez Verdier L’aujourd’hui blessé, 14 récits de femmes : Olga Adamova-Sliozberg, Berta Babina-Nevskaïa, Anna Barkova, Véra Choults, Ariadna Efron, Hella Frischer,Nadejda Grankina, Nadejda Kanel, Tatiana Lechtchenko-Soukhomlina, Mira Linkévitch, Elena Sidorkina Nadejda Sourovtseva, Khava Volovitch et Galina Zatmilova.
« Quelques-unes d’entre elles, apolitiques jusque-là, découvrent l’engagement. Toutes dénoncent une persécution qui n’épargne aucune catégorie sociale — communistes fidèles, opposants révolutionnaires, simples paysans, minorités ethniques —, sans pour autant jamais renoncer à leurs idéaux. ».
Iossif Pasternak contacte Hélène depuis Moscou. Il fait un film sur le poète Alexandre Galitch. Il a besoin d’images sur la dernière période de la vie d’exilé du chanteur en France. Ce film s’appellera Le Bannissement. Il augure entre les deux réalisateurs d’une collaboration au long court ou plutôt un arpentage général : en 1991 : Moscou, 3 jours en août ; 1992 : Le Fantôme Efremov ; 1994 : La Cité des savants ; 1995 : Nestor Makhno, un paysan d’Ukraine ; 1997 : Mikhaïl A. Boulgakov ; 2000 : Goulag ; 2003 : Le Génie du mal, sur le compositeur russe, Alexandre Lokchine et en 2004 : Efremov, lettre d’une Russie oubliée.
Hélène traduit les mémoires de Ekaterina Olitskaïa, Le Sablier préfacé par Leonid Pliouchtch — cette auteurE militante SR, opposante arrêtée en 1924, libérée en 27, de nouveau arrêtée en 29. Elle ne sortira de la Kolyma qu’en 47. « Un chemin d’infinie solitude » dit la quatrième de couverture.
Cette période durera presque 20 ans où Hélène constitua une image poétique et résistante d’une Union soviétique, habitable, qui culmina avec la traduction du livre de Golovanov, Éloge des voyages insensés, pour la traduction duquel elle reçut deux prix : le Prix Laure Bataillon et le Prix Russophonie. Pour qualifier ce trajet, Hélène met en exergue cette déclaration de Golovanov : « Depuis l’effondrement du communisme et la chute du mur de Berlin, nous n’avons plus d’ailleurs. C’est cet ailleurs, sans lequel aucune création n’est possible que nous cherchons. »
Cette chute du mur va balayer les espoirs qu’avait fait naître la dissidence. Dans les pays de l’Est, les tendances obscures d’avant-guerre se reconstituent. Gatti intitule son spectacle sur le fascisme Le Cinécadre de l’esplanade Loreto reconstitué à Marseille pour la grande parade des pays de l’Est (1990). Dans cette grande parade, Hélène tourne les Qui suis-je des loulous.
A cette époque, Hélène suit un séminaire au Collège de France animé par Francis Bailly et Giuseppe Longo L‘anneau des disciplines. Ils envisagent l’évolution des concepts selon les disciplines. « Prenez le mot objet. En biologie, l’objet est organique ; il vit ; on intègre et on organise. En sciences humaines et sociales, l’objet est humain ; il signifie ; on interprète et on structure. En philosophie, l’objet est abstrait ; il conceptualise ; on pense et on interprète. En mathématiques, l’objet est formel ; il opère ; on calcule et on démontre. Dans tous les cas, évidemment, on raisonne ».
En tout cas pour Hélène, cela résonne particulièrement : le projet que Gatti lance Kepler, un langage nécessaire (1994) à Strasbourg essaye d’imaginer la confrontation entre deux énigmes du siècle, la physique quantique et la Résistance. Hélène est aux premières loges, mais aussi dans la fosse et dans les coulisses. À cette occasion, elle publie des entretiens des scientifiques Francis Bailly, Baudoin Jurdant, Guy Chouraqui. Elle crée son propre groupe de pratique théâtrale Les Paradoxes qui la suivra à Paris, puis à Limoges pendant deux ans. Par la suite, Francis Bailly continuera pendant 15 ans à suivre les écritures théâtrales de Gatti « en écrivant lui-même des textes qui ne sont ni des explications ni des commentaires — mais une interaction d’une rare pertinence entre deux pensées, entre deux visions du monde ». Ce chantier-là ne connut pas de fin. J’ai toujours eu envie d’avoir accès aux notes infinies qu’Hélène a prises pour écrire un livre sur la belle connivence qu’elle avait initiée entre Francis Bailly et Gatti. Le physicien et le dramaturge. Les prémices de la maladie ont eu raison de la finition du livre.
Maquis : « écheveau, arrangement, boqueteaux, brande, breuil, broussaille, brousse buisson, détour, fagne, friche, fronde, garrigue, guéret, insurrection, jachère, labyrinthe, lacis, organisation, pâtis, rébellion, résistance ».
Invitée par le Festival des Francophonies Hélène part avec son groupe Les Paradoxes monter L’enfant Rat à Limoges (1996)…
Hélène accompagna le travail d’une découverte de cet espace mythique de la Résistance : le plateau des Millevaches. Elle créa en sept lieux avec et par des gens de toute la région, à Limoges, Tulle, au Dorat, à La Souterraine des Terrains de parachutages, légende de la Résistance sept fois réinventée. Hélène retourna régulièrement en Limousin, une façon de prendre le maquis avec Armand Gatti sur les terres que ce dernier avait rendu mythiques dans son écriture. Il s’en suivi de nombreux séjours, lectures, résidences et créations… à Peyrelevade, à Faux-la Montagne, à Eymoutiers. Hélène organisa la lecture du poème Les Cinq noms de résistance, Georges Guingouin, dans la Forêt de la Berbeyrolle, à Tarnac. Son travail déboucha sur une deuxième résidence d’Armand Gatti dans le Limousin. C’est là que fut créé Science et Résistance battant des ailes pour donner aux femmes en noir de Tarnac un destin d’oiseau des altitudes (2010), au gymnase du lycée forestier de Neuvic. Aujourd’hui, ceux qui ont accompagné Hélène dans cette épopée ont fondé une association, Le refuge des résistances qui continue à donner corps à cette idée : prendre le maquis.
Aparté
« Un aparté est une réplique de théâtre prononcée par un personnage sur scène qui, par convention, n’est entendue que par le public, pas par les autres personnages ; réplique fournissant au public une pensée du personnage afin de l’éclairer « sur ses réactions, ses intentions ou ses sentiments. »
Sur le plateau des Millevaches, dans les collines du Monferrat, dans la montée de la Turbie, une question s’est toujours posée pour Hélène et Dante : pour qui le mot « chien » aboie-t-il ? Un jour Hélène ramena à Gatti un chien que lui avait donné un ouvrier espagnol de Montbéliard. Titus, tonton, le Zar. Après la mort dramatique de ce chien, Hélène décida de lancer leur couple dans l’aventure du Barbet, qualifiée de chien de mer, Tao puis Nils. Pour eux, le chien est devenu très rapidement le moyen principal d’évaluer le cours des choses. D’envisager les rapports dans une nouvelle territorialité sans cesse mise en scène. Un protocole pour manifester une inquiétude réciproque : « allo, comment va le chien ?… »
Prendre à bras le corps
La force d’Hélène est d’avoir choisi les chantiers dans lesquels elle allait se lancer avec une force et une détermination incroyables. Construire les références d’un monde qui lui conviennent. Elle l’a fait avec l’œuvre de Gatti. A bras le corps. Il n’y a pas une manière d’aborder ses écrits qu’elle n’ait pas envisagée : en film, en documentaire, en article, en lecture, en mise en scène, en actrice, se proposant même de réécrire La Parole errante qu’elle trouvait incomplète (alors que le manuscrit monumental attendait de devenir tapuscrit, elle le fit taper. Trouvant le texte lacunaire, elle se retira durant quatre mois pour écrire 400 pages supplémentaires qui ne furent pas finalement retenues dans la publication définitive). A bras le corps.
Golovanov décrit très bien cette force : « Quand je repense aux circonstances de notre rencontre, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est que c’est un coup de la providence, du Destin. Six ans plus tard, quand le cercle des transformations s’est refermé et que nous avons été invités dans les librairies de plusieurs villes françaises pour présenter L’Île que vous aviez traduit et qui était devenu Éloge des voyages insensés, vous avez dû plusieurs fois raconter comment vous aviez décidé de publier en français ce livre dont vous ne soupçonniez pas l’existence avant de partir en Russie, et qui était l’œuvre d’un auteur qui vous était totalement inconnu. Et vous expliquiez que sur internet vous étiez tombée par hasard sur un article évoquant l’expédition à Tchevengour [la petite commune fantastique des premières années qui suivent la révolution, décrite par l’écrivain Andreï Platonov et dont il faut chercher les traces dans les steppes russes au sud de Voronej] de trois Russes complètement foutraques, qui s’appelaient les « géographes métaphysiques », et que vous aviez décidé de retrouver en suivant la seule indication figurant dans Nezavissimaïa Gazeta. C’était à la fois vrai et faux. La métaphysique de notre rencontre a sans doute été déterminée non pas par vous ou par moi, mais par le livre lui-même qui, tout juste venu au monde, avait lui aussi soif d’être et d’exister. Il attendait LE lecteur pour qui il serait un événement, celui qui l’aimerait et le comprendrait, lui permettrait de s’ouvrir entièrement, de livrer toutes ses nuances. Et voilà que ce lecteur, ou plutôt cette lectrice, était là, alors qu’il venait tout juste de naître ! »
Les auteurs russes dont Hélène a fait édition construisent ce territoire dont Golovanov dit qu’il appartient à une métaphysique de la rencontre. Mais aussi Tarkovski qui offre la taïga en partage dans Le temps gelé et les espaces peuplés de Khlebnikov ornithologue. L’œuvre de Golovanov comme de Chalamov et même de Krzyzanowski est une puzzle auquel il faut donner vie. Chez eux, l’œuvre commence à exister quand on parcourt leur — cette— accumulation de récits. Celle qui arrive à organiser la publication de telles œuvres aide à faire émerger un pays légendaire.
Au sous-sol de la Parole errante donnant sur le jardin, Hélène avait une bibliothèque. Beaucoup de livres et aussi des livres russes. Puis est arrivée la perte de son autonomie, les enfants sont venus, suivis par les amis spécialistes prendre parmi les livres ce qui pouvait être intéressant. Au bout d’un an ce qui restait a été mis dans des cartons. Le bureau d’une revue est venue s’installer dans ce lieu (il fallait débarrasser). Les cartons sont montés dans le dernier étage où habitaient Hélène et Dante. Là-haut, tout est encore en place. On ne sait toujours pas si cela sera l’appartement d’un Illustre ou un grenier fourre-tout. L’année dernière, j’ai décidé de ranger un peu. J’ai installé des étagères dans ce qui avait été la chambre d’Hélène. J’ai sorti ses livres, les ai mis sur les étagères. Certains livres ont des pages pliées, comme des petits signaux : « La Sibérie parle toutes les langues comme par peur d’être un jour muette. Alexandre Soktoev. Le nouvel enseignement matérialiste appauvrit singulièrement tout le monde environnant, priva d’âme les pierres, les rochers… Youri Ryktheou ».
La moitié des livres est en russe. Ils donnent une couleur à l’univers de mots que Dante et Hélène ont partagés.
Puis il y a une vingtaine de cahiers avec des notes. Des notes de décryptage, de voyage, des brouillons de lettres comme celle écrite pour retrouver ce qu’il reste des lieux de son ancêtre Alexandre Ostrovski, fondateur du théâtre russe. Il y a un carnet à taches noires : « Notes de lectures sur le Goulag, Werth, Morozov » . Un cahier orange Clairefontaine : « Traversée des langages. Les mots, c’est la seule création de l’homme. Si l’homme ne s’invente pas à travers eux, il ne s’inventera pas ailleurs ». Un cahier noir titré « Cahier 2 » : « Sur le 1er Mai. Makhno décryptage. Archinov : une ville du sud ukrainien libérée par les makhnovistes, drapeau noir en tête. C’est le printemps 1919. N. Makhno ». Petit cahier bleu Super Conquérant : « Les différents sens du mot école. Le trou noir de l’aventure écrite ». Cahier noir : « Novikova Vessalia – 290 49 09 – Semion à Tchoukavero ». Cahier bleu à taches noires : « introspection non-gattienne. Pour définir le langage, il ne suffit pas de prouver que toute pensée s’achève en parole et que toute pensée est parole. Il faut dire que si tout est pensé, le silence l’est aussi ». Carnet jaune : « Novossibirsk 2006. Didascalie. Golovanov. Yiddish 2008. Marc K. Quel est l’état de cette langue ? ». Carnet jaune : « voyage train. Moscou Oukht, conférence des agronomes marxistes ». Petit carnet Clairefontaine : « Dante, Foucault, Merleau-Ponty, Faye-Rose blanche. F. Julien. Piscator : on ne parle que de nos défaites ». Un carnet rouge à élastique : « qu’est ce qu’il n’y a pas eu en Sibérie ? ». Cahier matière cuir bleu : « Neuvic équipe ». Cahier vert : « Iagodnie, la capitale de la Kolyma ». Cahier jaune : « Magadan, le camp central. Directeur du musée, Ivan ». Cahier Orange True Colors : « Nous, la particule, le monde. Jean-Marc Lévy Leblond. La conservation de l’énergie est une des plus grandes règles de fonctionnement du monde dans lequel nous vivons ». Cahier rouge et noir : « Chant public, Notes, programmes, tournages. Robert Chambers, America n’est pas (good). Ce sont les plus grands tueurs ». Cahier noir : « petit fils de Kapna Makhno. Récit de Galina Kouzmenko ». Cahier Vert : « Moscou Oukht. 26/03 Voyage train. Samedi 28, premier tournage chez Novikov notre gardien. Tournage difficile. Les statuettes deviennent stupides ». Cahier noir : « Départ Moscou Kolyma. À la maison, s’excuse du désordre. Dans la chambre, un meuble et trois malles soviétiques des années 60, me dit l’historien, en bois clair. Et l’histoire commence ».
Dans cette pièce j’éprouve la même sensation qu’en lisant Rue Involontaire de Sigismund Krzyzanowski — Vadim Perelmutter avait ramené en Allemagne les œuvres jamais publiées de ce dernier, complètement inconnu. Krzyzanowski avait écrit toute sa vie cette œuvre pleine d’humour sur une société du renoncement qui refuse de renoncer… Un défi. Hélène publia plusieurs de ces écrits ; elle organisa de nombreuses lectures du Club de tueurs de lettres. « Le club est une petite société d’écrivains qui ont renoncé à l’écriture et chaque samedi s’exercent au récit oral voué à la disparition. Ils se réunissent dans un lieu isolé, soigneusement fermé, assis sous les rayonnages de bibliothèques vides ». L’écriture de Krzyzanowski n’arrête pas de rendre présent ce qui disparaît comme les lettres du très joli recueil Rue Involontaire, qui n’ont jamais été envoyées mais glissées dans une fenêtre ou dans la faille d’un mur, expérience proche de ce qu’a vécu Krzyzanowski personnellement puisqu’il habita à Moscou une rue dont il ne trouva à un moment donné plus aucune trace. Apparition, disparition dans une cartographie indécise, ainsi se construit l’œuvre d’Hélène.
Tout cela parle de géographie. On a l’impression de découvrir une disciple d’Élisée Reclus. Certains disent Hélène « libertaire », alors c’est certainement à la manière de cet utopiste géographe où la description de la vie devient la création d’un concept « pris dans son ensemble, le ruisseau tout entier se déplace de côté et d’autre comme les gouttes qui le composent. Sa masse, arrêtée par quelque roche ou par un tronc d’arbre placé en travers du lit, glisse latéralement et va se heurter contre une berge. Repoussée par l’obstacle, elle rebondit vers la rive opposée, la frappe, et de nouveau rejetée obliquement, s’élance en sens inverse. Ainsi le courant se porte incessamment d’un bord à l’autre par courbes successives : de la source à l’embouchure, c’est un long ricochet de l’eau entre les deux rivages. Les rondeurs convexes et concaves alternent le long des bords : c’est un rythme, une musique pour le regard. ».
Comme si l’exploration du lexique des confins avait conduit sa vie.
SG. 2020
Notes
[1] Pour plus d’information sur Yves Loyer et sur son fils sculpteur né d’Hélène, voir l’article du 7 août 2008 paru dans le Télégramme à propos de l’exposition « Yves Loyer, quelques signes du visible » (abbaye de Koad Malouen à Kerpert).
[2] Voir à l’article Klaus Croissant dans wikipédia les circonstances franco-allemandes de cette arrestation et les protestations des intellectuels français sur la prescription de fait du refuge politique.
[3] Variation à propos d’une remarque de Bartleby, personnage du roman éponyme d’Herman Melville, et de son commentaire critique par Gilles Deleuze.
[4] Stéphane Gatti se désigne comme auteur sous ses initiales.
[5] La page de la collection Slovo dans le site des éditions Verdier (suivre le lien).