Présentation et lectures de NUNATAK n°7, revue d’histoires, cultures et luttes des montagnes
Dans une langue Inuits, le terme nunatak désigne une montagne s’élevant au dessus des étendues gelées, où se réfugie la vie pour perdurer pendant l’ère glaciaire.
La revue Nunatak se veut un support pour développer et partager nos critiques, depuis les régions montagneuses que nous habitons. Nous désirons aussi chercher des moyens de concrétiser notre opposition au monde tel qu il se présente à nous, dévier du sentier balisé des flux de la marchandise et de l’autorité, nous attaquer à ce qui nous sépare les uns des autres, nous plonger dans les histoires que racontent les ruisseaux, les êtres, les arbres ou les rochers…
Après moultes reports pour cause de conditions défavorables à une telle ascension, Michèle Firk accueille enfin et avec joie la fameuse revue des hauteurs, pour un moment de lectures et de discussion autour de la touristification des sommets, entre industrie de masse et challenges pour milliardaires, du « travail détaché », forme moderne de l’exploitation du sous-prolétariat ouvrier agricole international, martialement promu pendant le confinement, ou encore de l’arrivée de téléphérique dans un village des Alpes autrichiennes avant guerre.
Parmi ces escaladeurs qui, chaque année, pendant la belle saison, tentent de graver quelque cime haute et difficile, il en est, paraît-il, qui montent par amour de la gloriole. Ils cherchent, dit-on, un moyen pénible, mais sûr, de faire répéter leur nom de journal en journal, comme si, par une simple ascension, ils avaient fait oeuvre utile à l’humanité. Arrivés sur la cime, ils rédigent, de leurs mains raidies par le froid, un procès-verbal de leur gloire, débouchent avec fracas des bouteilles de champagne, tirent des coups de pistolet comme de vrais conquérants et secouent des drapeaux avec frénésie.
Elisée Reclus, Histoire d’une montagne, 1880
Édito de NUNATAK n°7
Nous souhaitons faire de Nunatak, revue d’histoires, cultures, et luttes des montagnes un support à la diffusion d’idées émancipatrices et un outil pour provoquer discussions, débats et échanges dans des endroits où l’on ne nous attend pas forcément. Le tout avec ce qui nous anime réellement : porter un regard décalé sur les choses sans a priori idéologique ni formules politiques à vendre.
La situation actuelle complique l’émergence de ces espaces de rencontre. Comme partout la covid a eu un impact sur l’équipe de Nunatak. Les présentations et les rencontres autour de la revue se sont raréfiées et nous avons été ralentis dans la publication. Tout ceci a forcément une conséquence sur notre volonté de susciter la discussion autour des textes qui sont proposés pour en faire émerger des réflexions approfondies et collectives. Finalement, ces 64 pages ne représentent que la moitié de la revue !
Cela étant dit, la publication du numéro 7 nous ragaillardit car elle nous aura quand même permis à travers les discussions et les week-ends de rédaction de nommer ce qui ne nous plaisait pas dans le bordel actuel. Dans la suite de cet édito, nous nous proposons de partager quelques-unes de ces réflexions.
Il y a fort à dire sur la gestion gouvernementale de cette crise sanitaire. Le caractère répressif des confinements nous réduit de manière autoritaire à quelque chose qu’on menace puis qu’on rassure, qu’on confine puis qu’on déconfine, au rythme de décisions qui se soustraient à la critique, tout en donnant de nouveaux pouvoirs à l’État. Des décisions absurdes sur le plan sanitaire sont prises à répétition, jonglant entre danger du virus, sauvegarde de l’économie et maintien de la paix sociale.
Le fait de devoir réduire ses libertés a été vécu comme une contrainte, d’autant plus que les confinements ou le pass sanitaire sont présentés par les pouvoirs publics comme des « actes de solidarité au profit des populations les plus fragiles », ainsi séparées du reste de la population valide. L’opposition entre les jeunes et les plus vieux s’est vue renforcée, tout en creusant encore le fossé entre riches et pauvres.
Partant de ce constat, et puisque Nunatak se veut être une revue s’inscrivant dans le vaste champ de la critique sociale, on pourrait imaginer que tout mouvement s’opposant aux autorités pour réclamer plus de liberté attirerait notre soutien, ou tout du moins notre regard bienveillant. Mais ce n’est pas le cas.
Les mouvements de « résistance » aux mesures imposées par l’État pour faire face à la pandémie conjuguent à la fois le sentiment d’injustice provoqué par des mesures de privation de liberté individuelle, une nostalgie du « monde d’avant » où tous les commerces étaient ouverts, et la relativisation voire le déni de cette pandémie. Pour nous, refuser de prendre en considération les conséquences d’une circulation exponentielle du virus revient à ignorer les morts, les hôpitaux surchargés, ou encore les conditions de travail dégradées pour les travailleurs et les travailleuses.
Ces velléités de « résistance » nous semblent compatibles d’une part avec l’évolution néolibérale du capitalisme (laisser mourir ou isoler les plus faibles pour ne pas impacter le cours de l’économie), d’autre part avec une certaine tendance dans les discours de critique sociale à survaloriser des formes d’émancipation individuelles au détriment de la perspective d’un monde commun. L’aspect subversif de ces mouvements ne dissimule pour nous qu’une expression crue du chacun-pour-sa-gueule ambiant, qui ne date d’ailleurs pas d’hier.
Si nous ne proposons aucune marche à suivre pour renverser ce monde d’inégalités et de souffrance, nous trouvons préoccupante la mise en avant de solutions individuelles – pour ne pas dire individualistes – qui permettraient d’échapper, pour soi ou pour son groupe restreint, aux contraintes qui pèsent sur toutes et tous1. Finalement, ce contexte peut amener à voir d’un bon œil les théories les plus farfelues, à partir du moment où elles valident la légitimité d’un je-m’en-foutisme hédoniste ; il nous paraît plus que problématique que pullulent les thèses complotistes surtout quand certains et certaines s’organisent autour de ces idéologies. Celles-ci s’appuient sur la mise en avant d’explications simplistes pour comprendre une réalité sanitaire complexe, incriminant par exemple une élite conspirant contre l’immense majorité de la population dans ses propres intérêts. Ce discours, en plus d’être un terrain fertile aux idées d’extrême droite, alimente la croyance en un pouvoir occulte et caché contre lequel seuls des initiés – ayant accès au savoir ou à l’information – pourraient résister. Il serait toutefois présomptueux de le réduire à de simples théories loufoques ou irrationnelles : le complotisme est une idéologie politique moderne dans laquelle l’ennemi n’est pas tant le capitalisme ou le pouvoir mais « ceux qui le manipulent dans les coulisses2 ». Comme si nous n’avions pas à nous battre contre les rapports sociaux qui gouvernent le monde – et nos existences – mais uniquement contre les mauvaises intentions des « élites ». Comme si l’exploitation et la domination n’étaient pas le résultat de rapports de force complexes qui ordonnent les relations sociales mais étaient dues à un plan intentionnel que seule une révélation – dans le sens religieux du terme – pourrait faire échouer.
Critiquer cette manière d’appréhender les choses s’avère souvent contre-productif, confortant au passage un sentiment de supériorité éclairée ! Il y a alors pour nous un réel enjeu à proposer une compréhension critique de ce monde, qui ne nie pas sa complexité. La question est alors « comment aujourd’hui renouer avec des perspectives d’émancipation collective ? » En somme, bouleverser les rapports de classes…
Si cet édito paraît quelque peu délaisser les sommets, soulignons tout de même que les spécificités géographiques des régions que nous habitons n’ont offert aucun particularisme montagnard notable à la lueur de cette crise (tant dans la gestion de celle-ci, que dans les théories confuses qui s’y baladent). Ce qui nous incite à répéter cette formule de l’édito du numéro 0: il y a longtemps que les oasis ont été absorbées par le désert.